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Appeler un chat un chat

3 mars 2017 Marie-Christine Lemieux-Couture

Dès qu’on parle d’une spécificité de la violence, par exemple du cyberharcèlement vécu systématiquement par les voix marginalisées — je dis «marginalisées», pas parce qu’elles sont marginales au sein de la population, mais parce qu’elles sont marginalisées par le discours normalisant —, il se trouve, assis bien en haut de la pyramide des privilèges, des gens pour pleurnicher que : « Oui, mais les hommes eux aussi vivent de la violence ! » (Allo, MBC !)
Parler de violence spécifique ne réduira jamais l’expérience que chacun et chacune font du monde, mais elle permet certainement de mieux figurer les mécanismes qui l’alimentent. Comprendre ces mécanismes, c’est la clé pour passer du particulier au général ; la clé, donc, pour articuler des solutions susceptibles d’assainir la conversation publique numérique dans ce cas-ci.
 
Il n’y a pas d’équivalence entre troll et harceleur
Il y a un flou, dans le langage, qui permet une utilisation évasive du terme «troll» pour qualifier un large spectre d’internautes dérangeants.
Bien campé dans notre imaginaire collectif, le troll rappelle ce porte-bonheur ressuscité des 90’s aux cheveux multicolores, repopularisé récemment par des films d’animation. Plus loin encore dans le folklore, on pense aux bêtes malfaisantes des forêts qui se changent en pierre à la lumière du soleil, comme cet internaute pas fin qui perd son pouvoir lorsqu’il quitte l’aura de l’écran pour celle du monde tangible. Aussi, l’imaginaire numérique présente un nouvel archétype du « troll », celui du fou-la-merde qui vient dévier le fil de la conversation numérique avec des pseudo-arguments dans le seul but de susciter la provocation. Malfaisant et coloré, à l’image des petites bêtes nommées ci-haut, l’internaute malcommode est qualifié de troll avec une quasi-affection, l’appellation se situant plus près de l’astéisme que de l’insulte.
La définition du «troll» s’est toutefois élargie au fil du temps pour inclure toute personne qui exprime son désaccord avec la proposition initiale, en particulier si elle utilise le sarcasme ou la satire et, aussi, malencontreusement, le harcèlement en ligne. Si on comprend le lien qui opère un passage de provocation à désaccord, il est plus ténu d’admettre une continuité entre provocation, désaccord et harcèlement. Pire, les expressions « troll » ou « faire du trolling » banalisent la violence du harcèlement et des agressions verbales. L’assertion « J’ai trollé Unetelle » est socialement acceptable, parce qu’on le conçoit comme taquiner ou challenger les idées de quelqu’une. L’assertion « J’ai agressé verbalement Unetelle » ou « J’ai harcelé quelqu’une sur le web aujourd’hui » ne l’est pas, socialement acceptable. Pourtant, ces propositions décrivent bel et bien tout un pan de ce qui passe pour caractéristique du « trolling ». En réduisant des comportements violents et/ou criminels (menaces, doxxing, harcèlement, violence psychologique et verbale, etc.) à l’attitude malcommode du « troll », on oblitère la charge et le sens dont ses actes sont porteurs.
Résister à la culture de l’intimidation qui sévit sur le web implique d’appeler un troll un troll et un cyberharceleur un cyberharceleur. Mieux encore : appeler un cyberharceleur un harceleur, parce que pour la plupart d’entre nous, il n’y a pas de dichotomie entre web et réalité, mais un lien de continuité. Cette continuité devrait faire en sorte qu’on ne diminue pas ce qui se passe sur le web, comme moins vrai parce que virtuel. Les menaces ne sont pas moins des menaces parce qu’elles arrivent par courriel ou par courrier recommandé.
Dans un contexte où « faire du trolling » peut signifier « exprimer son désaccord », faire la distinction entre un troll et un harceleur est d’autant plus impératif qu’il s’agit de résister à une pensée hégémonique qui amalgame harcèlement et désaccord. (Encore allo, MBC!)
Et les messieurs, eux ?
Je blogue depuis 2012. S’il est vrai que mes collègues masculins subissent autant de trolling que moi (oui, oui, autant), ils ne subissent toutefois que très rarement, voir jamais, d’attaques sur la personne ou de harcèlement, encore moins de menaces de mort ou de viol. Bin oui, on les traite d’idiots pis on hurle au sophisme, on les attaque sur leurs idées ou l’articulation de leurs argumentations. J’ai droit au même traitement, et c’est correct, peu original (sérieux, faut travailler vos insultes, gang), peu constructif, mais correct. Sauf que parce que je suis née avec un vagin, j’obtiens d’emblée un bonus : les arguments agressifs s’accompagnent de perpétuelles agressions et microagressions.
Il me semble fort probable que certains chroniqueurs de droite subissent des désaccords virulents, eux aussi. Après tout, quand on fait du pilier de notre discours l’exclusion et la marginalisation de l’autre, il serait naïf de croire que la riposte ne prendra pas la forme de la légitime défense. À la violence des discours d’exclusion s’oppose (du moins, dans le meilleur des cas) la puissance de la résistance des idées, mais il s’agit encore ici d’opposition d’idées, d’idéologies, de discours, de rhétoriques, pas de harcèlement, pas de menace, pas d’agression (à moins qu’on pose que le désaccord soit une agression). Ceci dit, bien que je ne connaisse pas personnellement de chroniqueuse de droite, et bien qu’elles défendent comme leurs collègues des positions marginalisantes, je parierais qu’elles comme moi, et comme l’ensemble des voix marginalisées (et qu’elles marginalisent), subissent autant les insultes que le harcèlement.
Le sexisme n’est pas une affaire de droite ou de gauche. C’est un système privilégiant les hommes au détriment des femmes : le patriarcat, qui s’arrange autant de la gauche que de la droite. Plus largement, un système où il y a rencontre d’une pluralité de désavantage en fonction du sexe, du genre, de l’âge, du salaire, de l’orientation sexuelle, de l’origine, de la couleur de la peau, du poids, du handicap, de la santé mentale, etc. : le kyriarcat. Alors, disons-le nous, c’est plus facile pour les messieurs d’avoir une tribune sur internet. En particulier les messieurs blancs, d’âge respectable, sans handicap, qui aiment les femmes et qui performent le genre attribué à leur sexe. Ça ne veut pas dire que c’est juste facile. Mais plus facile, parce qu’ils obtiennent au moins le privilège d’être traité comme des êtres humains doués de raison avec lesquels on peut argumenter sur des idées.
Coexister dans la différence
Margaret Atwood disait que «Men are affraid that women will laugh at them. Women are affraid that men will kill them.» L’environnement numérique réactualise cette peur sous la forme de l’exposition — nous sommes observées, jugées et punies constamment — et de la menace — nous sommes vulnérabilisées à même nos corps qui sont utilisés comme levier discriminant pour nous faire taire —, de sorte que je pourrais reformuler la citation ainsi : «Les hommes ont peur que leurs opinions soient ridiculisées sur internet. Les femmes ont peur d’être tues pour avoir une opinion sur internet.» Et plus largement, c’est toutes ces voix qu’on entend moins parce qu’elles ne correspondent pas à la norme, construite par et pour les hommes blancs cishétéros, que la violence en ligne fait taire en n’hésitant pas à se saisir de tous les stéréotypes et préjugés fragilisant sa cible pour la frapper.
Non, il ne suffit pas de bloquer les harceleurs ou de ne pas lire les commentaires pour régler le problème du harcèlement sur le web. (Allo Alain Gravel !) C’est comme faire croire aux enfants que l’intimidation, ça se règle tout simplement en ignorant ses bullies. Non. Ça se règle quand on décide, collectivement, de refuser la violence et encore de refuser que des gens puissent se construire une popularité ou une influence sur la violence qu’ils font subir aux autres.
Ensuite, affirmer l’existence d’une violence spécifique ciblant des voix en particulier dans l’espace public numérique amène à poser que, d’une part, il y a une violence déterminée qui empêche la pluralité des paroles dans cet espace; que, d’autre part, il y a une marginalisation préalable, symptomatique de tout un appareil qui fait ses choux gras des inégalités. Donc, que le sexisme, le racisme, l’homophobie, la grossophobie, l’âgisme, le capacitisme, etc. structurent déjà l’ordre social sous un régime de violence, dont la violence en ligne réactualise le caractère hégémonique.
La solution à la violence en ligne ne réside pas dans la dureté de la couenne que chacun chacune arrive à se construire, ce qui revient à nous demander d’être tolérant et tolérante à la haine, solution par l’absurde qui ne peut que maintenir le statu quo. La solution à la violence en ligne commence par embrasser la différence plutôt qu’à la repousser aux confins de l’abject, lieu où l’autre n’est plus bon qu’à l’usage ou à l’abattage.
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