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Le viol parfait
Publié par Marie-Christine Lemieux-Couture le 5 nov, 2014 dans Chronique | 6 commentaires
Le Bien est transparent : on voit à travers. Le Mal, lui, transparaît : c’est lui qu’on voit à travers.
— Jean Baudrillard
C’est en filigrane de l’actualité, pourtant chaque fois que j’évoque la notion de « culture du viol » dans une conversation (en particulier dans une conversation numérique), je constate cette tendance générale à la crise d’urticaire et aux convulsions idéologiques. Une société progressiste, civilisée, transformée par plusieurs générations de luttes féministes, une société dont la brillance d’esprit se manifeste explicitement de ses réussites technologiques au déploiement mondial de son système économique, et dont la vertu est religieusement accomplie au panthéon du respect des droits humains, une société qui a atteint les hautes sphères de la distinction entre le Bien et le Mal, cette société-là ne saurait encourager le viol. Pas plus, on le constate par l’épreuve des faits, qu’elle ne maintient la misère, la famine, la pauvreté, les inégalités, l’ignorance, l’analphabétisme et toutes ces horreurs qui caractérisent les collectivités primitives et barbares. Aheum.
Cependant, le silence des victimes d’agression sexuelle résiste à l’épreuve des faits, et dans ce silence, ce qui transparaît, c’est la culture du viol. De l’homme candide croyant sincèrement que les féministes ont profondément métamorphosé le visage du social au misogyne primaire qui tremble devant la menace matriarcale, il y a certes un déni du réel, mais ce déni ne dépend pas strictement du sexe. Il est soutenu par une socialisation des deux genres qui tend à valider les comportements sexistes et à normaliser des pratiques misogynes, de sorte que nombre de femmes approuvent également la domination masculine comme si elle était justifiée. Les hommes sont encore socialisés à soumettre; les femmes, elles, à céder.
Derrière cette socialisation se cache une violence symbolique — bien confortablement assise au coeur des institutions comme la famille, l’État, l’Éducation, les religions, la culture, la langue… — qui affecte, de manière inconsciente, nos perceptions autant que nos actions de façon à perpétuer les structures et les schèmes du patriarcat. La culture du viol est une des multiples facettes de cette violence. Elle est une incorporation de la domination masculine que ce soit par le contrôle du corps de la femme (une tenue vestimentaire irréprochable ne mène pas au viol), le contrôle de ses comportements sociaux (une femme qui ne boit pas n’est pas victime de viol), le contrôle de ses comportements sexuels (une femme qui a dragué un homme ne peut pas se plaindre qu’il l’ait violé) ; mais aussi par un désaveu de la responsabilité de l’homme par rapport à la maîtrise de son corps (les hommes ne contrôlent pas leurs appétits), de ses comportements sociaux (ce n’est pas parce qu’il est insistant qu’il est harcelant), de ses comportements sexuels (ce n’est pas un prédateur sexuel, il a des besoins).
Il s’agit d’assoir la suspicion dans la construction identitaire de la femme, cette tentatrice, manipulatrice, par opposition à l’infantilisation du bourreau, ce pauvre homme qui succombe aux charmes. Adam et Ève en boucle dans une société éprise de son syndrome de Stockholm.
La culture du viol, c’est le viol parfait : celui qui n’arrive pas et qui est toujours en train d’arriver à la fois ; le viol qu’on tait et qui se rejoue entre les lignes de ce qui le réduit au silence ; le viol présumé, celui qu’on excuse, qui s’inscrit à même nos habitudes de vie, la menace permanente qui doit usiner des petites filles sages et des petits garçons rois. Si le petit Chaperon rouge se contentait de rester cloitré chez elle, aussi, les grands méchants loups de ce monde finiraient tous par mourir de faim et l’humanité s’en porterait bien mieux. Mais non ! La petite garce, elle va se dandiner dans la forêt avec un panier rempli de provisions aux odeurs indécentes, il est plus que normal qu’un pauvre loup affamé ne soit pas en mesure de se faire un noeud dans les pulsions.
Indice de normalisation culturelle du viol
Le mot « viol », dans « culture du viol », fait peur à ses détracteurs. C’est un mot fort, horrible, lourd de conséquences. C’est un mot qui dérange. Plusieurs interprètent le concept comme une attaque un peu simpliste : ils le prennent littéralement, comme si « culture du viol » désignait une culture où les hommes sont tous des violeurs. Il faudrait choisir un terme moins dérangeant si on voulait être écouté : mais pourquoi exige-t-on de nous de ne pas brusquer en mot une réalité qui nous fait violence ?
Tout ce qui, dans une société donnée, contribue à faire en sorte qu’une agression à caractère sexuel puisse ne pas être réellement considérée ou traitée en tant que telle participe d’une culture où l’absence de consentement est, sinon acceptée, du moins tolérée dans une certaine mesure. Il n’existe pas d’indice de normalisation culturelle du viol comme il existe un taux d’inflation ou un indice du développement humain, bien qu’une société où le viol est impuni (en temps de guerre, par exemple, le viol des femmes du camp ennemi est courant et sans conséquence) abandonne peut-être ses femmes à l’horreur d’un peu plus près qu’une société où les femmes sont systématiquement chosifiées. Il est vrai aussi que, dans un sondage éclair où la question serait : « Êtes-vous favorable à la légalisation du viol », je doute que qui que ce soit se garrocherait pour dire oui. Ça ne signifie pas que la culture du viol n’a pas d’existence objective.
Elle s’inscrit dans des schémas psychologiques et sociaux. Elle est dans l’inter-dit, ce qui se dit entre nous derrière nos paroles, dans le silence de nos tabous partagés.
Le simple fait de dire d’une femme qu’elle s’est faite violer, forme causative nominale, plutôt qu’elle a été violée, forme passive, implicite deux attitudes complètement différentes vis-à-vis de la victime à même la syntaxe. La forme causative (plus courante) sous-entend une responsabilité de la victime qui n’est pas présente dans la forme passive.
Croire le plus sincèrement du monde qu’une femme puisse avoir été violée parce qu’elle avait bu, usé de drogue, qu’elle avait un décolleté plongeant ou une jupe suggestive, qu’elle a payé un verre ou dragué un homme, parce que c’est une agace, qu’elle se prostitue, que son attitude appelle à ça, parce qu’elle n’avait qu’à ne pas se promener là la nuit franchement, parce que tout le monde sait que cet endroit ou que ces personnes ne sont pas « safe », parce qu’elle n’a pas pris assez de mesures pour que ça n’arrive pas (du poivre de cayenne en aérosol au vernis à ongles anti-GHB en passant par le condom denté et tous ces gadgets visant à nous protéger) ou parce qu’elle n’a pas pris de cours d’autodéfense, parce qu’elle est une fille facile, parce qu’elle est active sexuellement plutôt que chaste et pure… contribuent à blâmer la victime pour ce qui lui est arrivé.
Les agressions sexuelles causent de nombreux troubles psychologiques (troubles alimentaires, troubles anxieux, stress post-traumatique, etc.) et les réactions d’autrui face à la dénonciation de l’agression sont un élément majeur de la rémission de la victime. Le victime shaming et le slut-shaming (variante du victim shaming où la victime est tenue responsable d’une agression en vertu de ses comportements sexuels considérés comme « déviants » ou « honteux ») caractéristiques de la culture du viol peuvent perpétuer le traumatisme de la victime, allant jusqu’à lui faire revivre le drame. La culture du viol est ce viol symbolique, ce renforcement de la douleur, ce viol perpétuel.
Quand même les médias peuvent soutenir une suspicion envers les victimes, comme s’il était courant de dénoncer un agresseur pour détruire sa vie, ou qu’on minimise ce que la victime a pu vivre par rapport aux dommages encourus pour l’agresseur qui « subit » une dénonciation, on est dans un environnement qui mène au tombeau la parole des victimes. Qu’on se le dise, personne n’irait affirmer que quelqu’un a dénoncé un fraudeur ou un voleur pour détruire sa vie. Personne ne s’émotionnera sur les conséquences subies par un vendeur de drogue ou d’un entrepreneur corrompu pour avoir été dénoncé. Quand le corps policier dissuade une victime de porter plainte parce que c’est sa parole contre celle de l’agresseur, parce qu’il manque de sang, d’ecchymoses et d’égratignures pour faire suite ; quand le corps médical te traite avec un doute affiché parce que tes vêtements ne sont pas assez déchirés ou qu’il n’y a pas de sperme dans ton vagin (tout le monde sait que les agresseurs ne mettent pas de condom, voyons) ; quand le corps juridique vise par tous les moyens à te discréditer lors d’un contre-interrogatoire, il est difficile de ne pas croire que les agressions sexuelles ne sont pas, en partie du moins, socialement acceptables. Quand, en plus, tes proches ont une réaction négative, parce que ça arrive (du déni à la jalousie), l’isolement devient un deuxième traumatisme.
C’est ça, la culture du viol. Ce n’est pas une communauté de violeurs dont on ferait l’éloge sur l’hôtel de Dionysos. C’est une problématique autour du traitement des agressions sexuelles.
Viol typique et présomption d’innocence
Dans de telles dispositions, il n’est pas surprenant que peu de victimes osent porter plainte. Selon les données du YMCA, il y a 460 000 agressions sexuelles par année au Canada. Sur 1000 agressions : 33 sont rapportées à la police, 29 sont enregistrées comme un crime, 12 ont mené à des accusations, 6 ont fait l’objet de poursuites et seulement 3 ont abouti par une condamnation. Ce n’est pas parce qu’il pleut de fausses accusations. Les fausses accusations d’agressions sexuelles tournent autour de 2 à 4 %. Le silence des victimes est entretenu par un constant discrédit.
Tout ce qui sort du cadre du stéréotype du viol « idéal » devient éminemment suspect. Si une personne n’a pas été violée par un étranger armé la nuit à l’extérieur de chez elle, elle s’expose au doute, à la négation de son non-consentement. On exige de la victime qu’elle soit sans faille ni reproche, toute part d’ombre pourra être retenue contre elle. La victime parfaite n’a pas de passé, elle n’envoie pas de sextos, elle est chaste sinon elle privilégie la position du missionnaire une fois par semaine avec son mari seulement et dans le noir, elle n’est pas issue de la communauté LGBT, elle ne fait pas partie des minorités visibles, elle n’est pas immigrante, elle n’a montré aucun désir à aucun moment envers l’agresseur, son statut social n’est pas inférieur à celui de l’agresseur, il est même préférable qu’elle soit un homme blanc hétérosexuel… L’agresseur parfait est un monstre d’inhumanité psychotique et irrécupérable. Ce n’est pas un homme ordinaire. Ce n’est pas ton chum ou ton frère. Tout ce qui déroge à ce mythe laisse planer un doute irraisonnable sur la violence sexuelle pour les tenants de préjugés sexistes déguisés en fausse neutralité qui clame la présomption d’innocence.
Si le traitement de l’agression sexuelle confère à l’accusé l’innocence jusqu’à preuve du contraire en tout respect de ses droits fondamentaux, cette présomption d’innocence est toutefois retirée à la victime, souvent sous des prétextes qui n’ont rien à voir avec le crime lui-même. On ne demande pas à une victime de vol de faire la preuve qu’elle n’a jamais fait de vol à l’étalage, qu’elle n’a jamais succombé à l’avarice ou qu’elle n’a aucun compte en banque dans un paradis fiscal.
Tant qu’on abandonnera les victimes d’agression sexuelle à leur bâillon, alors que leurs agresseurs marchent dans les rues sans reproche ni repenti, il faudra cesser d’avancer que la culture du viol est un concept issu de l’esprit dérangé de féministes hystériques qui conspirent à la destruction du mâle alpha. Si les victimes ne parlent pas, ce n’est pas parce que leur histoire n’est pas crédible : c’est parce qu’on ne leur offre pas un espace sécuritaire sans jugement pour parler, c’est parce qu’on ne les écoute pas, c’est parce qu’on nage dans la culture du viol.
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6 Commentaires
nov06
Homme
Votre article est très bien rédiger et partage une réalité troublante. Un constat limpide appuyé par des arguments concrets. Félicitation!
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nov07
Scott Alexander Gabriel Reiss
Elle a besoin de quelques cours de français, la dame: « Le simple fait de dire d’une femme qu’elle s’est faite violée, forme causative nominale, plutôt qu’elle a été violée, forme passive, implicite deux attitudes complètement différentes vis-à-vis de la victime à même la syntaxe. La forme causative (plus courante) sous-entend une responsabilité de la victime qui n’est pas présente dans la forme passive. » On dit: « elle s’est fait violer » sans accord devant l’infinitif (et non pas le participe passé). Je ne sais pas ce qu’elle veut dire par « nominale ». Son analyse de la forme causative ne tient pas debout non plus, car on dit aussi: « se faire écraser par une voiture ». Et le verbe est: « implique », non pas « implicite ».
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nov07
Marie-Christine Lemieux-Couture
Vous trouvez une faute dans un texte de 2000 mots et vous avez la condescendance de réduire mon discours à mon présumé besoin de cours de français. Slow clap.
Y a moyen de dire les choses sans méchanceté. Je me fais toujours un plaisir de corriger mes fautes quand c’est dit cordialement.
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nov07
AlexO
On peut ajouter que l’agresseur parfait est un homme de couleur, si possible musulman. Le racisme et le sexisme marchent très bien en paire…
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nov07
Martin Duval
M. Reiss, votre commentaire est d’une rigidité et d’une inflexibilité totale relativement à la forme. Que de froideur chez-vous ! C’est le type de commentaire qui peut tétaniser l’expression franche des opinions et des analyses.
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nov07
fem_progress
Des bébés, des religieuses, des femmes en burqa, en fauteuil roulant, sous anesthésie ou déficientes intellectuelles se font violer.
Sûrement parce qu’«elles l’ont cherché»?
L’agression sexuelle est un acte de pouvoir de de prise de possession. pas un acte sexuel avant tout. C’est aussi un acte de vengeance.
Le trollage à l’orthographe aussi.
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