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Trois contes de Noël
Publié par Marie Christine Bernard le 24 déc, 2012 dans Poésie | 2 commentaires
1
Mère-Noël revendique
C’était le matin du 25 décembre. Comme d’habitude, la nuit avait été longue. Père-Noël avait tenté de dormir un peu, en vain comme chaque année après sa grande, grande, grande tournée, puis il avait renoncé et s’était levé en grognant pour se diriger vers les toilettes afin de répondre à l’appel de la nature. Les 25 décembre se confondaient depuis longtemps dans la tête du vieux bonhomme, amalgamés en un seul, uniforme et interminable Noël. Bah, ce n’était pas qu’il n’aimait pas faire plaisir aux enfants : apporter un peu de joie dans les chaumières, c’était toujours ça de pris. Mais la route était rude — le tour du monde en une nuit, faut le faire, qui plus est en hiver et à 10 000 pieds d’altitude à l’air libre ! — et cette histoire de traîneau tiré par des caribous volants, ce n’était pas l’idée du siècle. Déjà que l’habitacle était plein de courants d’air, il fallait en plus guetter constamment la hotte de cadeaux qui risquait à tout moment de se renverser. Et puis il y avait Nez-Rouge, cet ivrogne imbécile, qui s’obstinait à mener l’attelage, même lorsqu’il était soûl comme un Polonais, c’est-à-dire tout le temps. Mais ! Rien à faire pour le déloger de là, la faute à cette stupide promesse que sa soeur Fée Dèze avait faite à cet animal après l’avoir trouvé en plein épanchement éthylique en train de se lamenter que personne ne l’aimait, et gnagnagni, et gnagnagna. Les fées se laissent toujours prendre à ces choses-là. Vous faites un peu pitié et, hop ! vous voilà dans une citrouille motorisée, habillé en haute couture, en train de rouler vers le party le plus hot en ville où vous attend une créature de rêve qui ne souhaite rien de moins que de vous arracher votre costume Armani. C’était comme ça qu’il s’était retrouvé avec un attelage mené par un alcoolique fini. Il ne faisait plus le compte des cadeaux qu’il avait perdu suite à une embardée causée par le hoquet de Nez Rouge. Le rasoir électronifique à dix-huit lames turbo-séquencé, avec vibro-masseur intégré, que vous avez commandé l’année dernière et que vous n’avez jamais reçu ? Ne cherchez plus. Il est tombé sur la tête d’un chasseur papou qui se demande encore ce que c’est.
Père-Noël soupira en secouant sa braguette. Heureusement, chez lui, tout était à sa place. Rien ne bougeait, jamais, depuis toujours. Toujours, jamais, ce sont des mots confortables quand il s’agit de confort, justement. Il entendait Mère-Noël qui bardassait dans sa cuisine en claquant les portes des armoires, et c’était rassurant au possible. Ces bruits-là, c’était sa platée de crêpes au sirop d’érable, avec des noix et un grand bol de café au lait, et puis des saucisses et du jambon, et aussi des bonnes binnes à la mélasse, et peut-être un gros morceau de pain au fromage. Hmmmm. Il se délectait déjà. Le petit-déjeuner du 25 décembre demeurait l’une des raisons pour lesquelles il n’avait jamais pu se décider à démissionner de ce poste. Et puis, il fallait bien gagner sa vie : ce boulot-là ou un autre… C’est ainsi perdu dans ces réflexions plus ou moins conscientes qu’il pénétra dans la cuisine en se grattant le derrière, du pas d’un homme somme toute satisfait de sa vie.
C’est l’air ahuri de Fée Dèze qui sonna la première alarme en lui. Bon, c’est vrai qu’elle avait l’air ahuri en permanence depuis son quatre-vingt-quatorzième lifting, mais cette fois-là il y avait quelque chose d’inquiétant pour de vrai dans ce qui lui restait d’expression. Et puis… La pièce paraissait plus vide que d’habitude. Père-Noël promena son regard tout autour avant de comprendre ce qui clochait. La table n’était pas mise. Il n’y avait pas de merveilleux fumets qui flottaient dans l’air. Pas de viande grésillant doucement au fond de la poêle. Pas de café fumant dans la cafetière. Incrédule, il regarda sa soeur, qui haussa les épaules. Il se tourna vers son épouse qui se tenait les bras croisés devant le comptoir et s’informa :
— Coup donc, le déjeuner est pas faite ?
— Non.
— Y a pas de crêpes ?
— Pas de crêpes.
— Tu t’en vas les faire, là ?
— Non. Pus de crêpes. C’est fini, les crêpes.
Il ne comprenait pas, mais alors là, pas du tout ce qui arrivait à Mère-Noël tout d’un coup. En désespoir de cause, il tenta de capter le regard de sa soeur, qui le fixait d’un air gêné — enfin, c’était ce qu’on pouvait déduire de la position du coin gauche de sa lèvre inférieure. Il appela Fée Dèze au secours : « Coup donc, ma soeur, vas-tu me dire, toi, qu’essé qui se passe icitte ? »
— Chpinse quin té femme in tennée.
— Hein ?
— In tennée.
C’était au tour de Père-Noël d’avoir l’air ahuri. S’il avait bien compris Fée Dèze — ce qui n’était jamais sûr à cent pour cent vu son défaut de prononciation dû à une paralysie des zygomatiques, sa femme souffrait d’une quelconque frustration. Aussi répéta-t-il : « Est tannée ? » Fée Dèze opina du bonnet. Père-Noël coula des yeux tendres vers son épouse.
— Voyons donc, ma petite lutine, qu’essé qu’y a de si grave que t’as même pas faite mes crêpes à matin ?
— Je veux chauffer le traîneau.
Une cheminée d’usine se serait effondrée sur lui que Père-Noël n’aurait pas été plus assommé. « Chauffer le traîneau ? reprit-il. »
— T’as pas besoin de répéter. T’as compris. Ça va faire cinq cents ans, là, que c’est toi qui chauffes le traîneau pendant que je reste là comme une dinde à subir les conseils débiles de ton lutin en chef qui s’imagine que je peux pas faire marcher la business toute seule. Ça va faire, astheure. L’année prochaine, c’est moi qui chauffe le traîneau, pis toi tu vas te farcir le lutin pis la platée de crêpes du lendemain matin. On pourrait faire ça chacun notre tour, une année toi, une année moi. Comme ça, ce serait égal.
Eh bien ! Qu’est-ce qu’il ne fallait pas entendre ! Une Mère-Noël aux commandes d’un attelage de rennes ! Et puis quoi encore ! Autant annuler tout de suite le prochain Noël. Père-Noël fournit donc la seule réponse qui lui semblait logique devant pareille énormité : « Pas question. » Les yeux de Mère-Noël rétrécirent : « Et pourquoi, s’il te plait ? »
— Tu vois ben que ç’a pas de bon sens, ma femme. Ta job c’est les crêpes, pis moi c’est le traîneau. Ç’a toujours été de même.
— Pourquoi ça changerait pas ?
— Parce que c’est ça, pis c’est de même, pis c’est toute.
— Ah ! Pis Nez Rouge en tête de l’attelage, c’était pas un changement, ça ?
— Oui, mais là c’est pas pareil.
— Quand c’est les bêtises à ta soeur, c’est pas pareil ?
Fée Dèze tenta de siffler pour avoir l’air de rien, mais tout ce qui réussit à sortir de ses lèvres figées fut une sorte de pet. Mais, de toute façon, Père-Noël n’était pas à court d’arguments.
— De toute façon, la hotte de cadeaux est ben trop pesante.
— Ah, oui ? Pis qui c’est qui corde le bois pour le poêle ? Qui c’est qui charroye les bottes de foin pour les rennes ?
— Tu passeras jamais dans les cheminées.
— Ben, mon bonhomme, si tu passes, moi je passe.
— Tu vas avoir le vertige.
— Je me promenais sur le balai de ma cousine Carabosse avant que t’aies des poils au menton.
— Nez Rouge t’écoutera pas.
— Ah, parce qu’il t’écoute, toi ?
— Tu vas faire peur aux bébés.
— Hmmm… Me semble que pour ça, ça peut pas être pire que ce l’est déjà.
— T’as toujours haï les centres d’achats.
— C’est pas toi qui te plaignais, pas plus tard que la semaine passée, que t’en pouvais pus de la muzak de Noël pis des mères hystériques qui s‘obstinaient à te mettre leurs bébés terrorisés dans les bras ?
— Tu vas geler.
— J’ai juste à porter ton costume.
— Il te fait pas.
— Je sais coudre.
— Tu sais même pas quel cadeau donner à qui.
— Tu oublies que c’est moi qui dépouille le courrier et qui fais la liste.
— Pis qui c’est qui va garder la maison ?
— Toi.
— Faire les crêpes ?
— Toi.
— En robe de chambre ?
— En robe de chambre.
— Avec un grog au gin ?
— Avec un grog au gin.
— Et des chips au vinaigre ?
— Et des chips au vinaigre.
Fée Dèze avait suivi ce dialogue en forme de partie de ping-pong avec beaucoup d’intérêt. Ne plus aller dans les centres d’achats ? Ne plus affronter les petits polissons ? Plus de cette robe étoilée qui la démangeait si horriblement ? Plus jamais de liftings ? Elle leva le doigt. Mère-Noël lui fit signe qu’elle avait la parole. « Chvé ti foufoir rester à maisin mouétou ? »
— Mais oui, ma chère. Tu peux rester là si tu veux. J’ai mon petit frère, là, Vlad, qui a un teint frais naturel, qui fera le Prince de la Nuit, ça va faire pareil.
La pin-up fatiguée s’approcha du Père-Noël et lui dit quelque chose à l’oreille. Celui-ci fronça d’abord les sourcils, puis hocha la tête en souriant. Quand il reprit la parole, il avait l’air soulagé d’un grand poids. « Bon, ok, ma femme. On peut essayer pour l’an prochain. »
Mère-Noël, enchantée, dansa de joie dans la cuisine et, pour remercier son bon vieux mari, lui fit tellement de crêpes qu’il fut obligé de rouler jusqu’à son lit où il demeura trois jours à se remettre de ses excès.
L’année suivante, donc, ce fut l’épouse du Père-Noël qui conduisit l’attelage autour du monde, tandis que Père-Noël et Fée Dèze jouaient aux pichenottes à la maison en mangeant des chips au vinaigres arrosés de nombreux grogs au gin. Personne ne se rendit compte de quoi que ce soit. Et même, elle menait tellement Nez Rouge d’une main de fer qu’il se retint d’avoir le hoquet et que le traîneau ne fit pas une seule embardée. Tous les cadeaux, y compris le rasoir électronifique à dix-huit lames turbo-séquencé, avec vibro-masseur intégré, furent dûment remis à leur destinataire. Et l’année d’après ? Que croyez-vous qu’il arriva ?
Eeeeeh, oui. Père-Noël et Fée Dèze réclamèrent le droit de rester encore au repos, vu qu’ils avaient travaillé si dur pendant si longtemps. Et l’autre année aussi. Et puis l’autre. Et encore l’autre.
En fait, on ne sait plus exactement depuis quand c’est Mère-Noël qui fait la tournée du 24 décembre. On a perdu le compte des années, mais, puisque personne n’a jamais rien remarqué, cela n’a aucune importance. Sauf pour elle. Parce que, en plus du boulot de son mari, elle se tape encore tout ce qu’elle faisait avant !
* * *
2
La vraie histoire du petit renne au nez rouge
Il y a fort, fort longtemps, bien avant que le Pôle Nord soit recouvert de glace et que la neige recouvre la verte Finlande, le vent dans la nuit, au troupeau chante encore… oups, pardon. Bref, dans ce temps-là, le Pôle-Nord était encore indécis parce que tout bougeait sur la Terre, rien n’avait encore trouvé sa place dans l’Atlas en couleurs du Reader’s Digest. Il n’y avait pas grand-chose de vivant sur la planète à l’époque, que des grandes forces en présence que plus tard les humains, faute de pouvoir mieux exprimer ce que c’était, ont appelé dieux et déesses, et puis aussi esprits.
Or, parmi ces dieux et déesses, et puis aussi esprits, il y avait l’esprit du Soleil, il y avait l’esprit de l’Amour, celui de la Guerre, celui des Eaux, celui de… bref, chacune des forces irrépressibles qui meuvent la vie et les choses avait son esprit. On peut dire dieu, ou déesse, mais pour les besoins de ce conte on va conserver « esprit », histoire d’être uniforme et que tout le monde se comprenne. Ça fait que d’après ce que m’ont conté les glaces dans leurs craquements de débâcle, paraîtrait que l’esprit de l’Amour et celui de la Guerre faisaient ensemble des choses sur lesquelles il vaut mieux ici se taire. On peut imaginer. Je vous laisse une ou deux secondes. Voilà.
Il n’y a rien de mal à cela, me direz-vous. Chacun fait comme il veut. On est modernes. D’accord. Mais dans le temps des Esprits, on n’était pas encore moderne comme aujourd’hui, où la tolérance est reine. Ce que fricotaient ensemble Amour et Guerre n’allait pas du tout dans le sens de l’opinion publique. Aussi, lorsque par hasard Soleil tomba sur les deux compères en plein… enfin on se comprend, sursauta-t-il de dégoût et prit-il sur lui de jeter sur les contrevenants un éclairage qui ne laissa aucun doute dans l’esprit… des autres esprits. On pointa alors du doigt les coupables, on se moqua d’eux, on les honnit, on les sépara, bref ce fut la fin des haricots pour Amour et Guerre qui devinrent irrémédiablement irréconciliables.
L’esprit de l’Amour était furieux. Dans sa colère, il décréta que, si jamais Soleil avait des enfants, ceux-ci seraient maudits, ce qui leur occasionnerait des déboires pour le moins surprenants. Oui, oui, c’est exactement ça qu’il a dit. Pour le moins surprenants.
L’esprit du Soleil prit cet éclat pour monnaie de singe et s’en foutit, de sorte qu’il n’y pensait plus depuis belle lurette lorsque l’esprit des Vagues de la mer, dont il était épris, mit au monde le premier être humain de la terre : une petite fille. Ils la vêtirent de rouge parce que c’était leur couleur préférée et, puisqu’elle était la première, ils la baptisèrent tout simplement : Mère.
À peu près à la même époque, pas très longtemps après, l’esprit du Tonnerre et celui du Soleil s’unirent et engendrèrent le premier petit garçon qui, curieusement, vint au monde chauve mais barbu. Eux aussi, par coïncidence, adoraient le rouge. Ils habillèrent donc l’enfant de cette couleur et le nommèrent, vu qu’il était le premier aussi : Père.
Évidemment, il était inévitable que ces deux enfants se rencontrassent à un moment donné, vu qu’ils étaient les deux seuls humains sur Terre. Et puisque chaque espèce vivante (il en était apparu une floppée entretemps) est génétiquement programmée pour se reproduire, ils décidèrent de se mettre en ménage, histoire de permettre à l’évolution de suivre son cours. Cependant, malgré qu’ils pratiquassent régulièrement et dans la joie toutes les positions du futur Kama-Sutra, le destin voulut qu’ils n’eussent pas d’enfants, ce dont ils furent fort marris. Alors, Père implora les Esprits, et particulièrement celui de l’Océan, son oncle maternel (si on peut s’exprimer ainsi, les esprits n’ayant pas de sexe à proprement parler). Il fit ensuite un rêve dans lequel l’oncle en question s’adressait à lui en ces mots : « Neveu, je vais t’envoyer une créature que tu devras sacrifier à ma gloire, et ensuite Mère pourra enfanter. » Père ne voyait pas exactement en quoi ceci pouvait influencer cela, mais il se dit que les Esprits, à défaut de savoir ce qu’ils font, font toujours ce qu’ils veulent tout de même. Il se rendit donc tous les matins au bord de l’Océan, dans l’espoir de voir apparaître la créature, qu’il imaginait chaque jour différemment, mais toujours hideuse.
Le temps de ce temps-là était bien différent de celui d’aujourd’hui. Il n’y avait pas vraiment de saisons, ni de mois, ni d’années… C’était le temps d’avant, vous comprenez… Le temps de l’Avent… Mais pour les besoins de la cause, on va dire qu’on était en décembre, lorsque Père vit émerger, à travers les vagues, un drôle de petit arbre. Deux arbrisseaux en fait, deux arbrisseaux rachitiques et défeuillés, qui grandissaient en s’approchant du bord de l’eau. Puis il vit apparaître une petite île, qui s’avéra être la calotte crânienne d’un animal tout à fait nouveau : un corps de cheval, des sabots de vache, une tête de mouton, une fourrure de chien, une queue de kangourou et ces deux arbres sur la tête. « Hmmm! pensa Père à voix haute (il pouvait penser tout haut, il était tout seul avec Mère). Qu’est-ce que ça peut bien être? »
— Je suis un Renne, dit la créature.
— Un quoi?
— Un renne, dit la bête.
— Qu’est-ce que ça veut dire, renne? s’informa Père.
— Aucune idée, avoua l’animal en secouant les arbrisseaux.
— Ah, conclut Père. Bon, ben c’est pas tout ça, faut que je te sacrifie à l’esprit de l’Océan. Viens t’en, Renne.
Ce à quoi le nouveau venu acquiesça docilement. Chemin faisant, celui-ci observait le paysage, posait des questions, faisait des commentaires et apportait à tout cela une pertinence et un charme fort plaisants. Père se prit à regretter qu’il faille le sacrifier. Il se dit (tout bas cette fois) que, peut-être, on pourrait garder quelque temps ce compagnon avant de le retourner à l’expéditeur, histoire de se changer un peu les idées, et que Mère serait certainement fort heureuse de ce divertissement. C’est vrai, quoi, tous les deux tout seuls, tout le temps, ça finit par devenir un peu lassant. Une fois à la maison, il annonça à Mère (à qui il n’avait encore rien soufflé de son arrangement avec l’Esprit de l’océan) qu’il y avait un invité pour dîner. La jeune femme applaudit de joie et tous trois s’amusèrent comme des petits fous toute la soirée, abusant sans doute un peu du vin de gadelle dont Père avait découvert le procédé de fabrication par hasard au lendemain d’une grosse pluie. En fait ils en abusèrent certainement, à mon avis, puisque, quelle ne fut pas leur surprise de s’éveiller le lendemain, tout nus, tous les trois ensemble dans le même lit. Remarquez, ils furent surpris mais nullement gênés puisque, à cette époque, il était impossible de s’inquiéter de ce que les gens allaient penser, d’une part, et qu’on n’avait pas encore inventé la morale, d’autre part. Alors ils se rhabillèrent et n’y pensèrent plus, à part peut-être pour reprendre du Tylénol dans l’après-midi.
Comme ils avaient tous les trois de véritables affinités, Renne resta donc avec Père et Mère. Cependant Renne, sans comprendre pourquoi il nourrissait ces idées, n’aimait pas trop partager Mère avec Père, et cela lui donnait de drôles d’envies, comme de planter ses arbrisseaux dans le derrière de son ami lorsque celui-ci chatouillait Mère avec sa barbe. Il finit par la convaincre de venir vivre avec lui tout seul dans l’étable. Père en conçut un abominable chagrin teinté de rancoeur. « J’aurais dû le sacrifier comme le voulait l’Esprit de l’Océan!!! regrettait-il amèrement. Me voilà bien puni. Maintenant, au lieu d’être deux tout seuls, je suis tout seul tout seul. »
Il se mit à rôder autour de l’étable, nourrissant sa colère, ruminant des vengeances et fomentant toutes sortes de sombres desseins. Il se ficha dans un tel état que, lorsque Renne finit par sortir de l’étable, après beaucoup, beaucoup de temps, Père, qui se trouvait justement devant la porte, sans réfléchir lui asséna sur le nez un tel coup que le pauvre appendice en devint tout rouge, rouge comme un lumignon. Cela ne passa jamais d’ailleurs, si bien qu’on finit par surnommer Renne Nez-Rouge à cause de l’enflure, et qu’on en oublia son vrai nom. Mais sur le coup (c’est le cas de le dire), le pauvre assommé n’y fit pas trop attention, tout excité qu’il était. « Père, père, criait-il en faisant des bulles avec le sang qui sortait de ses narines, viens voir, il est arrivé quelque chose à Mère! »
Emporté par la curiosité, le pauvre premier cocu de l’histoire entra dans l’étable et ce qu’il vit le laissa pantois. Mère, dans la paille, échevelée, l’air parfaitement épuisée mais ravie, tenait dans ses bras… cinq petits rennes barbichus… et cinq petits Pères miniatures, aux très grandes oreilles, et tous vêtus de hardes multicolores…
Amour l’avait bien dit : c’était pour le moins surprenant. D’ailleurs c’est la seule fois de l’histoire qu’on vit une humaine enfanter une dizaine d’enfants à la fois, dont cinq rennes barbichus. Père fut à la fois très attendri et bien embêté par cette situation. Si jamais — et depuis le temps, c’était possible — il y avait d’autres gens sur Terre et qu’ils entendaient parler de cette histoire, on pouvait penser que cela les mettrait un peu mal à l’aise. Alors Père demanda à l’esprit de l’Océan (après tout, c’était un peu sa faute) de concevoir une barrière infranchissable qui empêcherait quiconque de voir son étrange famille. Un peu honteux du tour qu’avait pris l’histoire, l’esprit de l’Océan ne se fit pas prier et il érigea un grand plateau de glace sur son dos, tout en haut de la Terre. « Personne n’aimera jamais assez le froid pour aller se balader par là, dit-il aux trois larrons — ce en quoi il se trompait, mais c’est l’intention qui compte. Cela s’appelle le Pôle Nord. Vous pouvez vous y installer, je vais vous faire le don de ne jamais souffrir du froid et de la nuit. Cependant, petits sacripants, vous avez fait là une belle bourde, et surtout toi, Père, qui ne m’as pas obéi. Il va falloir que je trouve quelque chose pour vous punir. En attendant, bon vent. »
Il fallut bien du temps pour que l’esprit de l’Océan trouvât un moyen de punir Père, Mère et Renne, nouvellement appelé Nez-rouge, de leur forfait. Il essaya un certain nombre de choses, comme de leur donner une famille encombrante : Fédèze Étwèle et Fèdède Han en faisaient partie. Mais cela ne parut pas suffisamment sévère aux autres esprits, surtout celui de l’Amour, toujours aussi rancunier.
La Terre continuait de se fabriquer. Les saisons apparurent, puis le besoin pour les humains, qu’on trouvait maintenant dans tous les coins de la planète, de marquer les équinoxes et les solstices. Celui de l’hiver leur importait particulièrement parce qu’il annonçait le retour des longs jours, de la lumière, de la chaleur et de la fécondité du printemps après la période morne des temps froids. Ils inventèrent toutes sortes de façons de le célébrer, ici par des offrandes, là par des festins, ailleurs par des chants et des danses, mais toujours dans cet événement apparaissait l’idée de la lumière et de l’espoir, ceux-ci étant incarnés par un personnage, divin ou non. On allumait plus de lampes qu’à l’habitude, on partageait les repas et la chaleur, on faisait la fête. C’est ainsi qu’apparut l’esprit de Noël. Les esprits sont comme ça : ils naissent des besoins de la Terre (et de ses habitants dont il fallait tenir compte dorénavant). C’est donc cet esprit flambant neuf qui trouva comment punir Père, Mère et Renne, et dans le même élan leur nombreuse famille.
Il fut décrété qu’à partir de ce solstice-là (on ne peut pas savoir la date, puisqu’on était encore dans le temps de l’Avent), Père devrait atteler les six rennes, Nez-Rouge en tête, à un grand traîneau, et parcourir le monde entier en une nuit en distribuant des cadeaux aux enfants sages. On mit à contribution les mini Pères aux grandes oreilles (aujourd’hui appelés lutins parce qu’ils ressemblent beaucoup à des créatures de la mythologie irlandaise, mais ce n’est pas du tout la même chose ainsi que vous le savez maintenant), qui devinrent fabricants de jouets. On confia à Mère la gestion de la maison et du déjeuner de Noël. Comme on sait, elle a fini par regimber, mais ça c’est une autre histoire.
Avec le temps, Père et Mère furent tellement associés à cette fête du solstice, que nous nommons Noël, qu’on oublia carrément qu’ils étaient en fait les premiers humains de la Terre. On les appela tout bonnement Père-Noël et Mère-Noël, et on les laissa tranquille dans leur maison de glace. Quant à Nez-Rouge, il appréciait bien son nouveau rôle de chef de harde, mais son goût pour le vin de gadelle s’affirma tant et si bien qu’il finit par causer des problèmes. Et ça aussi, c’est une autre histoire, que je vous raconterai une autre fois, n’insistez même pas. Non, mais, je vous jure, ils n’en ont jamais assez. Joyeux Noël quand même.
* * *
3
La loi du marché
— Pschttt!
Quatorze. C’était bien, ces nouveaux emballages de quinze canettes. Père-Noël considérait affectueusement l’amas de boulettes d’aluminium blanc et rouge qui jonchait le plancher, juste à côté de son fauteuil. Quinze, c’est quand même un peu plus que douze, et ça fait moins soûlon que vingt-quatre. Il tendit la main vers le grand bol placé sur la table d’appoint, fourragea dedans quelques secondes avant de grommeler :
— Bon, plus de chips au vinaigre. FÉDÈÈÈÈÈZE!
Une voix nasillarde lui parvint de la salle de bains.
— Ghuoi?
— Y a plus de chips au vinaigre!
— Va t’en chercher, moi he peux pè, je me mets du cutex sur les orteuils.
Bon, et quoi encore. Elle persistait à se cutexer les ongles d’orteil, même si personne ne les lui voyait jamais. Lui-même, avait-il déjà vu les ongles d’orteil de sa soeur? À la réflexion, il n’était pas sûr d’avoir envie que cela se produise. Ouff! C’était devenu difficile de s’extraire du fauteuil. Quelle heure? Ah, minuit quinze. La bonne femme devait être en plein rush. Il soupira d’aise (et peut-être un peu d’essouflement dû à son excès de poids considérable). C’était quand même bien de ne plus avoir à faire cette satanée tournée. Il ne lui restait plus qu’à gérer l’atelier, ce qui ne coûtait pas grand effort vu que les lutins savaient ce qu’ils avaient à faire et ne demandaient jamais rien. Et puis, songea-t-il avec une certaine satisfaction, directeur du personnel, fallait bien avouer que c’était quand même vachement plus sérieux, dans un cv, que Père-Noël.
Il se rendit dans la cuisine en traînant ses pantoufles et resta planté devant le garde-manger ouvert en se grattant le ventre dont une partie saillait, poils hérissés, entre le pantalon et la chemise du pyjama de Noël. Ben oui, le Père-Noël n’a que des pyjamas de Noël, c’est bien évident. « Qu’est-ce que je cherchais, donc? » se demanda-t-il, sortant de la lune. « Ah! Les chips au vinaigre. » Il fouilla du regard la tablette habituelle. En vain.
— Fédèèèèèze!
— Ghoiiii?
— Sont où, les chips au vinaigre?
— Dans le gnharde-mingher, où tu veux ghu’ils soyent?
— Sont pas là.
— Ben, minghe d’autre chose.
Et le bonhomme se mit à farfouiller en grognant, pour finalement attraper un grand sac de pretzels. Traînant toujours ses pantoufles à l’effigie de Nez-Rouge (qui, incidemment, se trouvait pour l’heure en désintoxication dans un centre finlandais de grande renommée), il retourna s ‘écraser dans son fauteuil, saisit la télécommande du méga cinéma maison avec système de son en duodécaphonie, et reprit son visionnement de La Mélodie du Bonheur où il l’avait interrompu. C’était son bout préféré, celui où Maria et le Capitaine s’avouent leur amour dans la rotonde, avec un gros plan vaporeux sur le baiser. Le Père-Noël poussa un soupir d’aise. Aaaah, c’était quand même bien, la vie, depuis que Mère-Noël faisait la tournée. Directeur du personnel, hihi, quelle sinécure! Il avisa la dernière canette d’un oeil goguenard et décida de la décapsuler pour fêter ça. Pschitt!
— À la tienne, Mère-Noël! Hihihi!
On en était au concert devant les Nazis. La pression était à son comble. La famille Von Trapp allait dans quelques minutes s’échapper vers la Suisse. Chaque seconde comptait, la moindre erreur de calcul pouvait les conduire tous au bout de l’horreur, même la petite fille espiègle si trognonne. Mais le Père-Noël n’était plus en mesure d’apprécier son film préféré, puisque, vaincu par la quinzième canette, il dormait profondément, un joli filet de bave lui dessinant un glaçon frémissant dans la barbe.
Il fallut donc à Fédèze force secousses et ahanements pour le réveiller.
— Henwhèye, gnhros lard! Rgnhéveille-dhoi donc, y a ghelgh’un gnhi veut te mharler.
— Ghin? Ghoi?
— Ghy a ghneghnun ghni veut t’mharler.
Le bon vieillard ouvrit péniblement les yeux. Il avait l’impression d’avoir une enclume dans la bouche. Et cette soif… Combien de temps avait-il dormi? C’étaient ces satanés pretzels, aussi, trop lourds pour l’estomac. À son âge, valait mieux s’en tenir aux bons vieux chips au vinaigre. Quand ses yeux finirent par ne plus voir double, il avisa sa soeur qui se tenait devant lui, son air ahuri encore aggravé par une récente injection de botox, le chignon décoloré un peu de guingois, une bouteille de vernis à ongles rose bonbon dans une main, l’autre main se trouvant sur l’épaule du Père-Noël. Il articula :
— Ah! C’est toi. Qu’essé que tu veux, encore?
— Ghy a ghneghnun ghni veut t’mharler.
— Quelqu’un? À cette heure? Il est arrivé quelque chose à M…
Pour toute réponse, la fée des étoiles se tassa, laissant apparaître… personne. Mais quand on est Père-Noël, on a quand même l’habitude de ce genre de situation. Il eut donc le réflexe de baisser le regard pour aviser le Lutin en Chef qui le considérait, l’air furibard, en tapant nerveusement du bout du pied gauche sur le plancher. Ce qui avait pour effet, d’intensifier le petit mal de tête qui commençait à poindre derrière la tempe droite de son patron. Celui-ci haussa les sourcils.
— Qu’est-ce que tu fais ici? C’est pas votre party de bureau, ce soir?
— Ouais, ben, justement, on a jasé, pis ils m’ont envoyé vous trouver tout de suite avant qu’on change d’idée.
— Alors?
— On veut une augmentation de salaire.
Le Père-Noël faillit s’étouffer avec la gorgée de bière flatte qu’il était en train de prendre.
— Quoi?!!
— On veut une augmentation de salaire.
— Mais vous n’avez pas de salaire, mon cher enfant. Vous avez toujours travaillé gratuitement. Comment pourrais-je augmenter quelque chose qui n’existe pas?
— C’est à cause de Fédède.
— Ma soeur?
— Non, pas Fédèze, Fédède. Votre cousine.
— Mais voulez-vous bien me dire, Lutin en chef, ce que la fée des dents vient faire dans les affaires du Père-Noël?
— ÇA!
Et le lutin ouvrit toute grande sa bouche. C’est étonnamment grand, une bouche de lutin. D’autant plus quand cela ne contient aucune dent. En fait, vous ne le saviez peut-être pas, mais un lutin de Noël, ça n’a pas de dents naturelles. C’est la Fée des dents qui, chaque année, grâce à sa récolte de dents de lait, leur fabrique des prothèses sans lesquelles ils devraient se nourrir exclusivement de gruau et de smoothies, ce qu’ils n’apprécient pas particulièrement, surtout le gruau.
— Bon, bon, ferme la bouche, fit le Père-Noël en secouant l’air devant lui, l’haleine de canne en bonbon frelatée lui donnant un petit haut-le-coeur. Qu’est-ce que tu as fait de ta prothèse? Tu n’as pas reçu la nouvelle à temps ou quoi?
— C’est que, la fée des dents, elle veut nous charger, maintenant.
— Vous charger? Comme un taureau dans une corrida?
— Non, elle veut qu’on paye pour les prothèses.
— Mais c’est quoi ce bordel? Payer pour les prothèses des lutins! Personne n’a jamais payé quoi que ce soit ici, c’est pas maintenant que ça va commencer! FÉDÈÈÈÈZE!
— Wo, mhas la mheine de ghrier, je huis là.
— Appelle Fédède, dis-lui de s’amener les fesses ici, ça presse.
Père-Noël était complètement dégrisé. Non, mais qu’est-ce qui lui prenait, à celle-là? Faire payer les prothèses des lutins! Et quoi encore! Lorsque sa cousine apparut devant lui, il fulminait.
— Alors, c’est quoi cette histoire de charger les prothèses aux lutins?
— Cher cousin, nous n’avons plus le choix. L’inflation ne cesse de grimper, et la récession est en train de gagner notre industrie. Nous devons nous adapter au marché.
— Qu’est-ce que tu me chantes-là, cousine?
— Écoute, je t’explique pour que tu comprennes : quand c’est rendu que chaque dent de lait coûte entre deux et cinq dollars, et parfois même dix ou vingt, désolée, faut faire payer les lutins.
— Dix ou vingt?
— Oui, mon cher. Les parents évaluent à ce prix les dents de lait de leurs rejetons. Alors c’est moi qui casque. Mais je suis pas la banque à pitons, moi, hein! Quand c’était une cenne la dent, ça allait, mais là! Désolée, je peux plus accoter. Tant qu’on n’aura pas un arrangement, je ne fournirai plus de prothèses.
— Nous, si on n’a plus de prothèses, on ne fait plus de jouets, renchérit le lutin.
Le Père-Noël, l’air à peu près aussi ahuri que sa soeur, regarda tour à tour les deux revendicateurs. C’était un problème de taille.
— Écoutez. Vous avez raison tous les deux. Mais on ne va pas régler ça aujourd’hui. C’est compliqué cette histoire de marché des dents de lait. Il n’y a pas de monnaie dans notre monde. Seulement des cennes de chance. Comment je ferai pour payer un salaire aux lutins dans ces conditions? Il faut que j’en discute avec ma femme. Revenez me voir demain.
Lorsque Mère-Noël revint de sa tournée, attablés tous les deux devant leur gargantuesque déjeuner de Noël, les deux époux examinèrent le problème sous toutes ses coutures. Et c’est mère Noël qui, ayant vu évoluer depuis des siècles le monde des humains, trouva la solution.
— Nous allons vendre les jouets. Comme ça nous pourrons payer les lutins et ils auront de quoi acheter leurs prothèse à Fédède, qui, elle, aura des sous à laisser sous l’oreiller des enfants qui perdent leurs dents de lait.
— Vendre les jouets! Mais, ma femme! Et la tournée? Et tous les enfants du monde qui croient en nous?
— Ils ne seront pas obligés de savoir ça, les enfants. Ils croient tout ce qu’on leur dit, de toute façon. On n’a qu’à s’acoquiner avec les parents! Et puis, penses-y, on pourrait jouer aux pichenottes ensemble, la nuit de Noël! Une petite visite de temps en temps dans un centre commercial, et puis c’est tout! Plus jamais de tournée dans le froid avec les cadeaux qui tombent et tout ça! Les parents vont se taper tout le travail d’emballage et de livraison, et en plus ils vont payer!
— Ouaiaiaiais! Ma femme, tu es d’une intelligence rare.
Et le Père-Noël envoya une grande tape affectueuse sur la magnificence fessière de sa compagne avant de piger deux autres crêpes dans l’assiette à service.
C’est donc depuis ce temps, chers petits, moyens et grands amis, que dès le début de décembre, les centres commerciaux se remplissent de grand matin de mères échevelées s’accrochant à des poussettes hurlantes, de pères hagards pendus à leurs téléphones cellulaires, de grands-parents désemparés, d’oncles et de tantes impatients, de parrains et de marraines essoufflés… Et tout ça, juste pour que les lutins du Père-Noël puissent croquer leurs cannes en bonbon à belles dents au lieu de les sucer comme tout le monde.
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2 Commentaires
avr27
Patrick
Ces contes sont un mélange de petite enfance avec un pointe d’humour mais j’ai aussi l’impression que des fois, ce n’est pas si enfantin que ça. En tout cas, ce fut un plaisir de les lire.
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avr27
Marie Christine Bernard
Merci. En effet, pas si enfantin…
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