Une montée du fascisme? Les parentés idéologiques forcées et leurs conséquences délétères pour la gauche – Mauvaise Herbe
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11.01.2019
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Une montée du fascisme? Les parentés idéologiques forcées et leurs conséquences délétères pour la gauche
8 janvier 20199 janvier 2019 Michel Roche
Il y en a parmi nous qui se
livrent à une chasse à temps plein aux fascistes. Il s’agit souvent de leur
principale raison d’exister. C’est pourquoi ils fouillent sans relâche pour
justifier leur existence. Mais comme, dans la réalité concrète, il existe très
peu de véritables fascistes, on en change la définition. On peut ainsi ajuster
la perception de la réalité à des lubies idéologiques. L’effet le plus pervers
de cette façon de procéder réside sans doute dans la découverte de vilains
défauts chez les gens issus des milieux populaires. À l’œil nu et avec un peu
de distance, bien des choses nous échappent. Mais avec une loupe ou un
microscope, on finit par apercevoir des imperfections. Quand on cherche des
défauts, on finit toujours par en trouver. Le peuple idéalisé dans les bouquins
inspirés du romantisme révolutionnaire n’est pas constitué que de héros sans
peurs et sans reproches. Dans la Russie de 1917, l’antisémitisme était répandu au
point où Trotski, qui était juif, a refusé l’offre de Lénine de devenir
président du Conseil des commissaires du peuple (premier ministre) afin de ne
pas nuire à la popularité du nouveau régime. Ce n’est pas un peuple parfait qui
a fait la révolution. C’est un peuple qui n’acceptait plus le système de
domination en place. Il serait bon de s’en souvenir avant que la gauche achève
de se couper complètement du peuple réel.
Le fascisme, faut-il le rappeler,
a été un mouvement de masse destiné à éliminer à la fois le libéralisme (démocratie
libérale et primauté des droits individuels) et le communisme. Il s’agissait
d’une idéologie totalitaire fondée sur la race (en Allemagne) ou sur l’État (en
Italie), dont le but consistait à créer un « homme nouveau ». Le fascisme était
également une idéologie conquérante, cherchant non pas à protéger les
frontières existantes, mais à les agrandir. Le militarisme et la guerre se
situaient donc au cœur de l’idéologie fasciste. Cette dernière a réussi à
s’imposer par l’entremise de partis armés, alors que des millions de jeunes
Européens avaient, au cours de la Première Guerre mondiale, assimilé une
culture de violence dont l’ampleur dépassait tout ce que l’humanité avait connu
jusque-là. Nous sommes aujourd’hui bien loin de cette brutalisation des
sociétés européennes en cette époque où la peur de choquer une minorité
quelconque domine la société officielle.
Constate-t-on réellement, au
Québec, un mouvement de masse qui s’apparente à ce que je viens de décrire?
Bien sûr que non. C’est pourquoi la définition du fascisme doit être diluée
pour conserver sa fonction instrumentale dans le combat politique que mènent
certaines organisations et tendances. On la dilue au point de pouvoir y inclure
les droites populistes, la critique de certains aspects de l’immigration,
diverses expressions d’insécurité culturelle ou nationale, et le reste. En
réduisant la distance qui sépare les comportements jugés négatifs, l’insécurité
identitaire de la majorité devient méfiance envers les minorités, qu’on associe
le plus souvent dans le contexte actuel à de l’islamophobie et de la
xénophobie, et ces deux dernières rejoignent rapidement le racisme, qu’on
assimile ensuite au fascisme, même s’il n’y a pas de lien obligé entre les
deux. On en aura des exemples bien pires dans les mois qui viennent, alors que
la bataille pour la laïcité déchirera à nouveau la gauche québécoise. S’opposer
au port de signes religieux chez les employés de l’État sera encore considéré
comme une attaque envers des minorités, plus particulièrement comme une marque
d’islamophobie et donc une forme de proto-fascisme. C’est cette façon de
raisonner que j’appelle les parentés
idéologiques forcées et qui divise tout le monde dans des positions si
tranchées. On la retrouve souvent du côté de la droite. À titre d’exemple,
Mario Dumont, alors chef de l’ADQ, considérait les garderies à cinq dollars par
jour comme du socialisme. En 1990,
l’élection du NPD en Ontario avait fait réagir le Wall Street Journal : le prestigieux quotidien new-yorkais
écrivait dans ses pages que les nouvelles arrivaient sans doute en « traîneaux
à chiens » en Ontario, l’électorat ignorant encore que le Mur de Berlin était
tombé quelques mois plus tôt. Tout ce qui n’est pas fondé sur le marché libre
est ainsi jeté dans le panier du communisme, où on retrouve aussi le régime
nord-coréen, le maoïsme, le stalinisme et le trotskisme, le socialisme
démocratique, la social-démocratie, l’État-Providence et le keynésianisme. Il
est triste de constater qu’une partie de la gauche raisonne de la même manière.
Mon propos consiste ici à
rappeler que le braquage d’un camp contre l’autre ne fera pas avancer la
contestation du régime dans la bonne direction. Pour dire les choses plus
simplement, il y a beaucoup de gens, actuellement séduits par les droites
populistes, qui pourraient changer de camp dans la mesure où la gauche saurait
renoncer à une dialectique sans possibilité de synthèse (le dépassement de la
contradiction) en se mettant au diapason des affects populaires – comme le
faisait Gramsci – et en récupérant du camp adverse tout ce qui peut l’être.
La confusion au sujet des
concepts de xénophobie, de racisme, de fascisme et de droite populiste entraîne
de grandes difficultés dans l’analyse du contexte actuel, de l’identification
de ce qu’il faut combattre et des stratégies à élaborer. Il faut pourtant
savoir les distinguer, si les mots ont encore un sens. Il y a ce phénomène
répandu sur toute la surface de la Terre qu’on appelle les « préjugés culturels
», la croyance dans certaines mentalités et traits de caractère dont personne
ne peut prétendre être à l’abri et qui n’implique pas forcément des
comportements détestables : les Allemands sont disciplinés, dit-on, les
Français forts en gueule et indisciplinés, les Mexicains paresseux (la réalité
du monde du travail démontre pourtant le contraire…), les Russes préfèrent les
régimes autoritaires, etc. Le xénophobe se méfie des étrangers ou les craint. Ce
n’est pas une question de race. Le raciste croit en l’existence des races et
les hiérarchise (supérieures, inférieures). Ce sentiment a des conséquences
beaucoup plus graves. La plupart des racistes ne s’impliquent pas dans une
lutte politique quelconque. Souvent isolés, ils font du mal en refusant de
louer un logement ou d’embaucher quelqu’un sur la base de la « race ». Ou en
exerçant du profilage racial dans une situation d’autorité. Ce racisme-là ne
peut se combattre que par voie législative, par l’éducation et, surtout, par
l’intégration au travail. De nos jours, les racistes eux-mêmes osent rarement
s’autoqualifier ainsi, tellement ce sentiment est discrédité par la société
officielle. C’est déjà un progrès en soi. Il reste que le racisme existe
toujours et continue donc de faire souffrir. Mais comme il est devenu sournois,
hypocrite, le vaincre complètement ne sera pas chose facile. Quant au fasciste,
il s’investit à fond pour transformer la société dans le sens de ses idéaux parmi
lesquelles la violence apparaît à la fois comme un moyen et une fin. Ce n’est
pas lui qui doit nous inquiéter, dans le contexte actuel.
En démêlant les concepts, il
apparaît que, sur le plan politique, la montée bien réelle des droites
populistes dans plusieurs pays se distingue foncièrement de celle du fascisme
et du nazisme des années 1920 et 1930 et du populisme alimenté par la perte
d’empire coloniaux, notamment dans la France des années 1950. Celui
d’aujourd’hui ne se veut nullement conquérant : il est au contraire
protectionniste. À la mondialisation, il oppose la souveraineté nationale. La
mondialisation néolibérale a poussé à l’ultime limite l’aliénation propre au
mode de production capitaliste. En laissant les « marchés » et les firmes multinationales
(FMN) prendre des décisions fondamentales sans contrôle ou interférence des
États, les peuples perçoivent avec raison une amplification de leur impuissance
politique qui les empêche d’appliquer les remèdes nécessaires pour contrer les
maux engendrés par le capitalisme. Le taux de participation électorale diminue
constamment, le membership des partis politiques a fondu, les partis politiques
traditionnels sont désertés au profit de nouveaux partis prétendant rompre avec
les « élites » ou de candidats outsider
(Trump).
Baisse de la participation
électorale, rejet des partis politiques traditionnels, appuis à ceux qui
veulent sortir de l’UE ou de l’ALENA, constituent des manifestations de
l’incapacité des institutions actuelles à résoudre les problèmes qui se posent.
Certaines sont anciennes, d’autres plus récentes, dont l’UE et la monnaie
unique, l’OMC, l’ALENA et son successeur, etc. Si les droites populistes
inquiètent la gauche et les libéraux pour l’avenir de la démocratie, il ne
faudrait pas oublier que c’est le capitalisme lui-même, dans sa version
néolibérale mondialisée, qui en attaque les fondements depuis des décennies, en
condamnant les États à agir en relais des intérêts des FMN. Le fameux TINA (« There
Is No Alternative ») de Margaret Thatcher a fait disparaître le pluralisme
politique des grands partis traditionnels. En France, seules des nuances ou un
certain style d’exercice du pouvoir ont pu distinguer la présidence Sarkozy de
celle de Hollande. Et Macron a persisté dans la même voie, achevant de
convaincre la population française qu’un changement réel s’impose et qu’il
viendra non pas des élites mais des pressions populaires. Au Québec, ce fut
l’élection de la CAQ, la victoire de 10 candidats et candidates de QS,
l’éradication du PLQ du Québec français et la mort clinique du PQ. Au Canada
anglais, il y a eu la fraction plus radicale du conservatisme, incarnée par
Stephen Harper. D’autres sont en formation pour remplacer les Libéraux de
Trudeau (sans un appui massif au Québec, ces derniers retourneront dans
l’opposition).
La montée actuelle des
revendications « souverainistes » (au sens de se réapproprier le contrôle
politique du territoire sans l’interférence des institutions supra étatiques),
identitaires et sécuritaires exige une analyse aussi fine que possible. Mettre
tout cela dans le panier du fascisme ou de l’intolérance gratuite condamne à
coup sûr toute tentative de réparer les pots cassés et de relancer un mouvement
en faveur du socialisme et d’une transition écologique. Je ne connais aucun
exemple dans le passé où les invectives seraient venues à bout d’un phénomène
social. Il est facile de pointer du doigt les manifestations de xénophobie.
Plus difficile est d’en analyser les fondements. L’insécurité touche une grande
partie du mouvement ouvrier et des « classes moyennes » constituées de petits
propriétaires de commerces, de PME manufacturières ou de services (il ne
faudrait pas négliger cette petite-bourgeoisie dont Marx admettait qu’en
certaines circonstances, elle pouvait se joindre à la lutte du prolétariat, en
dépit de son attachement à la propriété privée). L’idéologie néolibérale a
réussi à convaincre (presque) tout le monde que la dette publique constituait
un fléau épouvantable. Les gouvernements ont ainsi procédé à des attaques en
règle contre les services sociaux, mettant notamment fin à l’universalité pour
certains programmes. Les plus pauvres parmi nous apprennent simultanément que
les mêmes gouvernements consacrent de l’argent à l’accueil d’un nombre
croissant d’immigrants qui, parce que plus démunis encore que les pauvres nés
ici ou bénéficiant déjà de la citoyenneté, viendront les concurrencer dans la
distribution des fonds publics, en plus de les concurrencer pour les emplois. Dans
ce domaine, la bourgeoisie peut se donner des airs progressistes parce qu’elle
profite de cette concurrence du côté de l’offre de travail et parce qu’elle
fait face à une pénurie dans certains secteurs. Mais qu’en est-il pour les
personnes vivant concrètement les effets de cette concurrence et par-dessus
tout dénuées du bagage théorique nécessaire et dépourvues du temps pour y
réfléchir correctement? Le mépris constitue-t-il vraiment la seule option? Ces
personnes sont-elles individuellement coupables de leurs mauvais choix de
lecture et d’émissions de radio? Si vous le croyez, c’est que le libéralisme thatchérien
a contaminé la gauche à un niveau que je ne soupçonnais guère.
Penser qu’il s’agit d’une
réaction exclusive des « petits Blancs » ou des « souchiens » ne rend pas
compte de la réalité. En Grande-Bretagne, une citoyenne racisée originaire de l’Inde disait avoir voté en faveur du Brexit par crainte que les Polonais
viennent concurrencer les travailleurs britanniques, dont elle-même. J’ai connu
des immigrés italiens à Montréal qui se plaignaient de l’immigration et
exerçaient une forme de discrimination dans la location de leur logement. En
France, des citoyens d’origine maghrébine se plaignent de l’immigration en
provenance de l’Afrique subsaharienne. Les exemples pourraient être multipliés
à l’infini, en commençant par notre puissant voisin du Sud.
Autre exemple de parenté idéologique forcée: la
xénophobie s’inscrirait dans la lignée du nationalisme, considéré ici sans
distinctions du point de vue de ses manifestations (de libération, de
domination, progressiste, réactionnaire). Comme la xénophobie se trouve dans le
même panier que le racisme et le fascisme, il n’y a qu’un pas pour en arriver à
se méfier du nationalisme lui-même et du mouvement indépendantiste. Je me
rappelle d’un cas où quelqu’un me confiait sa réticence à dénoncer un geste
barbare commis par un militant de l’État islamique (il avait exécuté sa propre
mère). On me disait que la propagation d’une telle nouvelle, même si elle était
authentique, faisait le jeu des islamophobes. Une telle attitude fait
apparaître la gauche fantasmée comme alliée objective de ces fondamentalistes. Ce
n’est pas pour rien que l’islamo-fascisme est dénoncé principalement par des
courants associés à la droite (par exemple MBC), faisant oublier à certains
segments des milieux populaires qu’il existe aussi des défenseurs socialistes
et républicains de la laïcité tel l’auteur de ces lignes. Une partie de la
gauche a manifestement mal fait son travail, renonçant à des principes bicentenaires
par peur de blesser quelqu’un et perdant ainsi en crédibilité auprès des
masses. De même, la crainte d’être associé à un mouvement nationaliste dont
certains ont voté pour la CAQ, s’opposent aux signes religieux pour les
employés de l’État et critiquent les seuils d’immigration qu’ils jugent trop
élevés fait mal à l’ensemble du mouvement indépendantiste sans lequel,
pourtant, on ne peut guère songer pouvoir se libérer d’un État pétrolier et
fonder un régime reposant sur une constitution issue d’un processus
démocratique. La parenté idéologique
forcée empêche la séparation du bon grain de l’ivraie, pour reprendre une
image évangélique. La peur de l’anathème atteint aujourd’hui des proportions
sans précédent depuis qu’on s’est émancipé de la tutelle de l’Église
catholique. Nous nous enfonçons collectivement dans les sables mouvants des condamnations
sans appel.
Il est particulièrement
regrettable que nous en soyons là, alors que l’idéologie néolibérale se trouve
actuellement en pleine crise de légitimité. Même le président français Emmanuel
Macron annonce la fin de l’« ultra-libéralisme », ce qui est particulièrement
révélateur, non pas de ce qu’il fera, mais de son propre désarroi. Les lois du
marché, étendues à l’échelle mondiale et dans pratiquement tous les secteurs de
l’existence, n’ont pas rempli les promesses faites par leurs zélateurs
patentés. La révolte gronde. Si la gauche veut se reconnecter avec le mouvement
ouvrier et les classes populaires, elle doit tenir compte de leurs affects.
L’insécurité identitaire n’est pas une vue de l’esprit, le produit d’une
mauvaise éducation politique ou le simple résultat de l’offensive des
radios-poubelles. Elle repose sur des fondements matériels liés à la vie
réelle, au travail, à la capacité concrète de pouvoir vivre heureux. Par
ailleurs, dans l’état actuel, la démocratie est impensable sans souveraineté
sur un territoire donné. À tout le moins, tant que nous vivrons dans une
société capitaliste. Socialisme, démocratie, souveraineté et laïcité
républicaine, tels sont les axes sur lesquels doit reposer la lutte, alors que
la bête néolibérale commence à montrer des signes de fatigue. En retirer ne
fut-ce qu’un seul parce que certains ont décidé par toutes sortes de raccourcis
intellectuels de l’associer à une montée du fascisme compromet nos chances
d’inverser le cours des choses.
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